La vie de Perceval de Coloigne. 1ère partie : un grand voyageur

Philippe CONTAMINE

Membre de l’Institut, ancien Président de la Société de l’Histoire de France.

De Chypre à la Prusse et à la Flandre, les aventures d’un chevalier poitevin : Perceval de Couloigne, seigneur de Pugny, du Breuil-Bernard et de Pierrefitte  (133?-141?)

 1ère partie : Un grand voyageur

En septembre 1365, ayant obtenu les concours qu’il jugeait indispensables, Pierre 1er de Lusignan, depuis une demi-douzaine d’années roi de Chypre et roi titulaire de Jérusalem, s’apprêtait avec ardeur et conviction à relancer la croisade contre les infidèles[1].

Monnaie de Pierre 1er, roi de Chypre et de Jérusalem (1359-1369). Perceval de Coloigne fut à son service jusqu’à son assassinat. Photo www.ma-shops.com

Alors qu’il reposait dans son lit, il fit appeler un sien chambellan, Perceval de Couloigne, « sages et hardis, preus, vaillans en fais et en dis ». « Perceval », lui dit-il en substance (on notera le tutoiement, signe de familiarité), « tu es l’homme du monde en qui j’ai le plus confiance, il me faut maintenant passer la mer profonde, mais j’ignore dans quelle direction. Toi qui t’es rendu maintes fois au Caire et à Alexandrie ainsi qu’en Syrie, donne-moi un conseil car je serais à la fois désespéré et ridicule si je m’embarquais en vain ». Perceval lui répondit « sagement » : « Sire, je suis votre créature. Bien que je ne sois pas digne de savoir vos secrets desseins, toutefois je vous conseillerai de mon mieux au nom de l’amour que je vous porte. Et de fait j’ai été longtemps prisonnier à Alexandrie, mais je pouvais librement circuler dans la ville, grande et large, plate et bien fortifiée. Il est vrai que sa nombreuse population a peu de vertus guerrières. Au demeurant, superstitieuse, elle est persuadée que la ville sera prise un vendredi à partir d’un emplacement tout proche appelé le Vieux Port. C’est là que vous devez débarquer ». Une semblable suggestion fit d’abord rire le roi puis il la prit au sérieux et décida que ce serait là l’objectif premier de l’opération. Telle est l’anecdote que raconte Guillaume de Machaut dans son poème « La prise d‘Alexandrie » composé à la mémoire de Pierre 1er peu après son assassinat en 1369[2].

Prise d’Alexandrie en octobre 1365 par les armées de Pierre 1er, roi de Chypre. Selon l’écrivain Guillaume de Machaut, Perceval de Coloigne incita Pierre 1er à attaquer la grande ville égyptienne. Photo www.wikipedia.org

 

Le même Perceval se trouve cité dans d’autres passages du poème. C’est ainsi que nous apprenons que ce chevalier était originaire du Poitou[3] et qu’il fut l’un des tout premiers à débarquer à Tripoli, toujours en compagnie du roi de Chypre, en 1367. Florimont, sire de Lesparre, était un chevalier gascon renommé que le roi de Chypre avait courtoisement accueilli. Mais précisément lors des préparatifs de l’expédition de Tripoli, pour des raisons demeurées mystérieuses, Pierre de Lusignan le cassa aux gages, lui et la vingtaine de gens d’armes qui l’accompagnaient. Il leur interdit formellement d’embarquer dans une des galères de sa flotte. Florimont ressentit ce refus comme une insulte. Pour se venger, il décida d’appeler le roi en champ clos, pour le combattre « corps à corps », de hache, de glaive et d’épée. Comme arbitre de ce gage de bataille, il songea d’abord au prince de Galles « qui se dit duz de Guienne » (le Prince noir), dont il était le sujet et le vassal, ou, à défaut, au roi de France Charles V. Par une lettre écrite à Rhodes le 3 août 1367. Florimont rappela à Pierre de Lusignan qu’il l’avait envoyé quérir à Constantinople. « Et si je vous ay servi par l’espasse de dix mois entiers ou plus », six mois aux frais du roi et quatre à ses propres dépens. Face à l’attitude du roi, il avait fait part de sa surprise à Perceval de Coulogne, rencontré à Rhodes : le service de Dieu n’est-il pas commun en sorte que nul chrétien ne peut en être écarté ? Puisque vous avez voulu mon déshonneur, à mon tour. je pourchasserai votre déshonneur. « Dieux vous donne le guerre don selonc voz mérites ». Deuxième lettre à Pierre 1”, cette fois du 4 août : Lesparre y rappelle que le roi affirmait volontiers deux choses : d’abord qu’il n’avait jamais menti, ensuite que, si quelqu’un mettait en cause son honneur, il se défendrait par devant le roi de France. Il s’agit donc de le prendre au mot en lui proposant un combat singulier devant le roi d’Angleterre (Edouard III), devant le prince de Guyenne son fils ou devant le roi de France, d’ici à la saint Michel 1368. Ne dites pas que je ne suis pas digne de vous combattre « car je me tien aussi gentis hom de père et de mère comme vous estes et en vous n’a de noblesse plus qu’en moy fors que vous avez une couronne de roy, laquelle j’ay oy dire a mains preus hommes que nuls homs n’est digne de la porter qui soit faus et mauvais et mensongier si comme vous estes »[4] . Prière de me répondre d’ici Noël. Quel ton, quelle insolence !

Blason de la famille de Coloigne . Photo www.wikipedia.org

Ayant pris connaissance de ces insultes, le roi réunit son conseil et répondit sèchement le 15 septembre : d’ici à la saint Michel 1368, vous trouverez à la cour de France « qui vous. respondera si comme il vous affiert et en tele manière que jamais n’aurez volenté d’escrire a  roy crestien par la manière que escript nous avez ». C’est à Perceval de Couloigne que Pierre 1er se confia en premier : signe de grande folie| et d’outrage, ce Florimont m’appelle de gage de bataille, comme s’il s’adressait à un simple page. Comme arbitre, je fais choix du roi de France. Rendez-vous à Paris et veillez à nous pourvoir largement, nous et nos gens. Surtout, que je sois armé sûrement et que ma monture, soit belle, bonne et sûre. Perceval accepta la délicate mission, reçut cent mille livres pour l’accomplir (on n’est pas obligé d’accepter ce chiffre) et gagna Paris. A la cour de France, on le connaissait bien car il l’avait fréquentée en 1364 avec le roi de Chypre, en grand arroi. Déjà la nouvelle de ce combat hors normes se répandait. Conscient de ses responsabilités, le pape Urbain V intervint pour l’empêcher, mettant en avant qu’il était indigne d’un roi d’affronter en champ clos un aussi mince seigneur. Sous la pression, Pierre 1” accepta les excuses de  Florimont à condition que ce dernier le reconnaisse publiquement comme bon prudhomme et loyal chevalier. La réconciliation eut lieu le 8 avril 1368, en présence du pape, qui promulgua une bulle à ce sujet, et peut-être de Perceval. Par mandement du 25 juillet 1368, ce dernier reçut 160 francs du duc de Bourgogne Philippe le Hardi, pour se rendre « outre-mer par devers le roy de Chippre »[5]. Perceval regagna-t-il effectivement Chypre, auquel cas il serait demeuré en la compagnie de son maître jusqu’à l’assassinat de ce dernier, survenu le 17 janvier 1369 ? Même si, comme on le verra, Jean d’Arras l’atteste dans son roman Mélusine, il y a là un problème de chronologie, dès lors que sa présence est attestée à Koenigsberg, dans le cadre de la « rèse » de Prusse, les 11 janvier et 11 février 1369[6].

Philippe CONTAMINE

[1] M. BALARD, Les croisades, Paris, 1988, et du même Croisade et Orient latin, XIème-XIVème siècle, Paris, 2001. N. HOUSLEY, The Later Crusades, from Lyons to Alcazar, 1 274-1580, Oxford, 1992. Sur le royaume de Chypre: G.H. HILL, À History of Cyprus, 4 vol, Cambridge, 1940-1952 ; W.H. de COLLENBERG, Les Lusignan de Chypre, Epeteris (Nicosie), 10, 1980. Sur Pierre 1er de Lusignan, notice de J. RICHARD dans le Lexikon des Mittelalters, t. VI, Munich et Zurich, 1993, col. 1932, et P.W. EDBURY, « The Murder of King Peter I of Cyprus », Journal of Medieval History, 6 (1980).

[2] Guillaume de MACHAUT, La prise d’Alexandrie ou chronique du roi Pierre 1” de Lusignan, éd. L. de MAS LATRIE, Genève, 1877, p. 60-64.

[3]  Id. ibid., p. 207.

[4] L’épisode porte un éclairage singulier sur la notion si importante de gentilhomme : dans les questions relatives à l’honneur, l’égalité était de mise entre tous les authentiques gentilshommes, quel que fût leur rang.

[5] B PROST, Inventaires mobiliers et extraits des comptes des ducs de Bourgogne de la maison de Valois (1363-1477), t. I, Philippe le Hardi, 1367-1377, Paris, 1902-1904, p. 163, n° 930. Renseignement aimable fourni par Jacques Paviot, que je remercie vivement.

[6] W.PARAVICINI, Die Preussenreisen des europäischen Adels, t. I, Sigmaringen, 1989, p.97, et, du même, le document 5 de son catalogue, encore inédit, qu’il a bien voulu mettre à ma disposition, ce dont je le remercie bien vivement.